Manitua : Face Nord des Grandes Jorasses
1200m de haut pour 1000m de large, telles sont les dimensions de cette incroyable muraille de glace et de roc des Grandes Jorasses qui se dressent avec la sévérité du jugement dernier. Au milieu de ce monstre, de cette exubérance géologique, des grimpeurs affrontent les éléments avec un courage qui pourrait ressembler à de la témérité si leur aisance face à l’adversité n’était pas aussi évidente. Cette cordée aurait pu être celle de Cassin, Luigi et Tizzoni lors de la première de l’éperon Walker ou alors celle de Martin Meier et Rudolf Peter lors de celle du Croz en 1935.
Mais aujourd’hui, il s’agit de la cordée Georges-Hénot (nos ambassadeurs Montania Sport) revenus du Yosémite, pour la répétition d’une voie exceptionnelle : Manitua, en plein cœur de la face nord des Grandes Jorasses.
Manitua est une voie encore peu répétée de l’éperon Croz.
Elle parcourt celui-ci dans son flanc gauche : une zone particulièrement raide de la face, un morceau de Yosemite perdu dans les Jorasses.
« …Au menu : 1200m de face, un bivouac très froid et 400m mètres d’escalade de verticalité avec des difficultés annoncées à 7c. L’entreprise s’annonce donc sérieuse…. »
Le 1er jour est composé d’une longue et sudoripare marche d’approche pour atteindre le socle des Grandes Jorasses.
Un premier bivouac plutôt venté, au pied de la face marquera notre entrée dans l’ère glaciaire, chaque jour un peu plus froid.
3h00, le réveil sonne. Rapidement les difficultés font leurs apparitions. Sortir du duvet sera l’une d’elles. Trouver son chemin dans le dédale de crevasses du glacier de Leschaux en sera une autre. Puis vient la rimaye. La rimaye, ultime défense du glacier à franchir afin de mettre pied sur la montagne. C’est aussi la frontière symbolique au-delà de laquelle nous n’imaginons plus la montagne, nous la vivons : nous ne pouvons plus parler d’aura ou de périphérie, non, l’ouragan est sur nous, le monstre est palpable. Étrangement, c’est aussi à ce moment là que la peur et les doutes disparaissent, laissant place à la concentration et la détermination.
« Bref, tout ça pour dire que nous avons enfin franchi la rimaye et que ce n’est pas plus mal… »
Nous voici donc sur le socle. Socle qui ne présente pas de difficulté particulière si ce n’est la mauvaise qualité de son rocher. Après 400m à marcher sur des œufs et non, sans au passage, avoir fait une belle omelette, nous voilà arrivés au pied du mur.
Au pied du mur, comment résumer les 400m d’escalade de Manitua qui vont suivre ? Peut-être faut-il commencer par parler du caillou ? Le caillou, disons qu’il est bon, mais avec un soupçon d’instabilité dans sa structure fondamentale.
Comprendre : « …de grosses écailles suspendues ne demandent qu’à rejoindre le niveau de la mer… »
De couleur gris foncé, sans grain et d’aspect rébarbatif, il pourrait paraître terne, voir austère, si il n’était décoré de givre et de glace. Givre et glace sortant des fissures et recouvrant nos chères prises, nous obligeant quelques grands écarts et autres contorsions, sans toutefois égaler notre maître Patrick.
Parfois, rarement, une vire suspendue, ultime vestige du monde horizontal, nous offre un relais confortable. Les pieds dans la neige nous pouvons alors (chanceux que nous sommes) tester les capacités thermiques de nos chaussons d’escalade.
Quand nous ne sommes pas sur ces vires « frigo », le reste du décor est composé de dièdres déversants, toits, murs fissurés…
Seule exception L6, longueur qui commence par un dièdre et fini par, je cite le topo, « une dalle souvent mouillée ou verglacée ». Aujourd’hui il serait plus juste de décrire la dalle comme « une pente de neige skiable pour les amateurs de pente raide ».
Puis vient la dernière longueur, ultime défense de ce bouclier rocheux, côté 7c sur le topo, pour moi ce sera plutôt 6c A1+, mais quel plaisir de sortir sur le névé supérieur et de rejoindre l’itinéraire du Croz classique. Plus que 300m avant le sommet.
L1, L2, L3 et L4 en longueurs de glace et mixte, rien de très dur, sans doute niveau 4 / M4 mais peu fournies en glace, donc dur à protéger et surtout pas prévues au programme.
Nous avions 4 broches à glace, 3 piolets pour 2 et pour ma part des chaussures d’été. J’utilise cette excuse pour envoyer Alex en tête dans la longueur qui parait la plus « douteuse », en terme de protection.
Il est 20h. Nous sommes 150m sous le sommet et la nuit tombe.
Les bonhommes sont fatigués. nous avons de quoi manger et dormir. Nous trouvons un bivouac confort pour 2 à l’abri du vent.
Grand luxe ce soir pour notre 2ème nuit.
Bien installés dans nos pieds d’éléphant SirJo, l’instant est à la contemplation. La nuit est de toute beauté. Les étoiles illuminent le ciel comme jamais.
3ème jour dans Manitua : sur une arrête qui géologiquement est plus proche de la dune du pilât que du granit chamoniard, le vent souffle, gronde et nous malmène. Le froid qui depuis hier est omniprésent est en passe de devenir omnipotent. Entre deux onglés je m’émerveille de la prouesse de Martin Meier et Rudolf Peter qui ont ouvert ces longueurs en 1935 armés de cordes en chanvre et de pitons…
Même avec nos Friends Camalot de Black Diamond, les 3 dernières longueurs en 5c-6a nous demanderons, dans ces conditions (froid, gros sacs, et grosses), engagement et détermination.
Puis vient enfin le sommet. D’abord la joie d’avoir terminé, d’avoir réussi, nous envahit, créant une sorte de béatitude, un instant de flottement, un moment de transition, une rupture dans l’espace-temps…Euh, peut-être pas quand même :-)
Ensuite le corps se rappelle qu’il est fatigué, qu’il a faim et qu’il en a raz-le-bol de se peler le cul à 4000m. Vient alors le moment de descendre. La vallée nous appelle.
Parfois, l’alpiniste est accusé d’égoïsme. Rien n’est plus faux : tous ces moments ne seraient rien s’ils n’étaient partagés.
Merci Alex de répondre présent pour chaque plan « bartasse » que je propose, pour ta bonne humeur quelle que soit la situation ou la fatigue, et j’espère encore plein de belles « épopées » ensemble.
Merci de votre lecture.
A bientôt !